Alors que commencent pour moi les quasi
pénultièmes moments d'une carrière hospitalière
au bord de s'achever, il m'a semblé utile de transmettre
la mémoire d'une époque disparue de la psychiatrie
et de son inscription dans l'établissement : celle d'un
temps qui témoignait encore de ce qu'avait été
la psychiatrie du 19ème siècle, et des circonstances
qui avaient déterminé la mutation complète
de la discipline et des pratiques de soin au cours de la deuxième
moitié du 20ème siècle.
Alain VERNET
Transmettre cette histoire, outre que cela permet de redonner
un peu de chair à ce qui n'est plus désormais qu'un
monde de limbes, de réhabiliter certaines figures qui
permirent de ne pas désespérer dans les heures
dramatiques de la seconde guerre mondiale, période qui
pourrait être considérée, selon le mot de
l'écrivain Georges Bernanos comme " la part obscure
de nous-mêmes ", au regard de notre déontologie,
quand la famine (et donc la surmortalité d'un génocide
qu'on n'ose nommer comme tel) ravageait les établissements
psychiatriques, dont le nôtre , telle celle du Docteur
Gaston Ferdière (qui mériterait qu'un lieu de notre
établissement portât son nom), ou qui s'investirent
pour transformer les pratiques psychiatriques (le Docteur Jeannine
Barbieux-Marsaleix, faisant vivre la sectorisation sur Bourges-Sancerre,
et que nous avions surnommée Notre Dame de Sancerre, le
docteur Jean-Claude Martin, qui fit entrer les artistes -et non
pas l'art-thérapie, cette sclérose utilitariste
d'un art instrumentalisé - à l'hôpital, avec
Marie-Claude Joulia, abattant en quelque sorte " les murailles
de Jéricho ", Monsieur Jean Grillon, surveillant
général, qui, contre sa tradition, soutint les
initiatives d'ouverture, de transformation, d'innovation, (qui
n'avaient pas été asséchées par la
médiocrité bien-pensante et calibrée dans
une protocolisation dévitalisée recommandée
par les HAS, ARS, et autres acronymes, dont le désagrément
des sonorités traduit à l'évidence la brutalité
agressive des injonctions), et sans qui rien de ce qui fut fait
n'aurait pu être, ou qui tout simplement, traversant les
espaces, y faisaient souffler quelque peu les forces de la pensée
(tel le sociologue Robert Castel, époux du Docteur Castel,
Médecin-Chef du service des hommes).
Transmettre cette histoire, c'est aussi comprendre comment le
passé impacte et explique le présent, percevoir
les processus de répétition, et que ce que nous
présentons comme le parangon de la modernité technique
et thérapeutique (ainsi les transmissions ciblées)
n'est que le retour d'une pratique ancienne (les cahiers de rapport),
seul le logos (mais il est vrai que Michel Foucault a montré
combien le logos construisait l'exercice du pouvoir) étant
différent, la forme et non le fond, et combien une rationalité
scientifique et technique a légitimé des pratiques
qui aujourd'hui nous horrifient, ce qui ne peut que nous inviter
à la modestie et au questionnement de nos certitudes théoriques.
Transmettre cette histoire m'a été possible par
le recueil des témoignages et des histoires de vie des
soignants et patients (dans les années 1970-1980) qui
évoquaient un monde ancien, toujours un peu là,
mais déjà en voie de disparition. Mais j'ai eu
la chance d'être mis au contact d'archives (aujourd'hui
disparues, plus ou moins involontairement, à l'occasion
d'un incendie survenu fortuitement peut-être, mais tellement
managérialement souhaité), dont je suis aujourd'hui
(pour celles dont j'avais pris des copies), dont certaines remontaient
avant la construction des bâtiments du site de Bourges,
c'est-à-dire au 19ème, voire même au 18ème
siècle, concernant le dépôt de mendicité,
sis à l'ancien couvent des minimes (aujourd'hui site du
CMS Fulton), lui-même détruit par un incendie en
1928, l'unique dépositaire.
Car nos établissements existèrent avant que d'être
ceux que nous connaissons. Dun-Sur-Auron, relais de poste, devint
" colonie familiale ", Chézal-Benoit, abbaye
bénédictine, avant d'être établissement
d'enseignement, devint " colonie agricole -où une
mutinerie éclata en 1910, quasi à l'ouverture,
ces deux établissements dépendant du département
de la Seine, puis de l'Ile de France, jusque dans les années
1985.
Le site de Bourges fut jusqu'à la construction de l'établissement
un lieu essentiellement consacré à la culture de
la vigne, et certaines archives font état des arrêtés
d'expropriation. On est peu documenté sur ce qui existait
en ce lieu. L'archéologie nous a appris que les vallées
(Valvert) était habitées dès le néolithique
par des petites communautés (sans doute quelques familles)
probablement itinérantes. Mais la butte des Danjons (nommée
en bas latin donjonum) est un tertre artificiel (comme la bitte
d'Archelet), témoignant d'une possible implantation humaine
ancienne, consacrée à des sépultures (ce
que la toponymie Pierrelay - pierres plates, donc dolmens -pourrait
indiquer), et on retrouve l'existence dans un cartulaire du XIème
siècle de l'Abbaye de Saint Ambroix (recensant les redevances
des tenures situées sur ce lieu de Beauregard) d'un hôpital
(léproserie, ou sanitat, ou tout simplement hôtellerie
pour pélerins ?).
En ce qui concerne plus directement la psychiatrie sur le site
de Bourges (à l'origine asile départemental d'aliénés
de Beauregard), on doit sa construction à la loi de 1838
sur les aliénés, qui imposa à chaque département
la construction d'un lieu dédié aux aliénés,
les admettant et les maintenant sur le mode de l'internement
(donc sous un régime de contrainte), avec une gestion
confiée à un personnel dédié (les
médecins aliénistes - à Beauregard 2 pour
500 malades, et les gardiens, surveillants et chefs de quartier,
dit personnel secondaire, organisé selon des modalités
toutes militaires - [environ 30 personnes pour 500 malades],
le reste des agents [environ 30] étant des personnels
techniques : chef jardinier, cordonnier, cocher, ferblantier,
etc, puisque l'asile devait le plus possible être autosuffisant).
C'est cette loi de 1838 qui constitue le grand renfermement,
beaucoup plus que les ordonnances de Colbert sur la pauvreté,
dont celles de 1657 et 1662, créant l'Hôpital Général,
considérées par Michel Foucault, dans son "
histoire de la folie à l'âge classique ", comme
le modèle de l'ordre psychiatrique répressif. Elle
reprend cependant presque terme à terme l'édifice
juridique de Colbert, pensant le dispositif comme le lieu de
l'harmonie, de l'équilibre, de la mesure, - en rapport
somme toute avec l'esthétique de l'époque classique
- en place du désordre alors causé par les mendiants,
vagabonds, prostituées, délinquants, fous, vieillards,
estropiés et handicapés. A Bourges l'hôpital
général -aujourd'hui Taillegrain- s'installera
sur les lieux du Sanitat (proche des fontaines de fer et de saint
Ambroix, aux eaux considérés comme ayant des propriétés
thérapeutiques). Mais l'hôpital général
sera un échec économique, ce qui, s'ajoutant, à
la rationalité du 18ème siècle s'attachant
à préciser les différences, entrainera la
distinction et la séparation des délinquants et
criminels (allant en détention), des orphelins et femmes
enceintes, handicapés et infirmes (restant à l'hôpital
général), des fous, prostituées, vagabonds
et vieillards (admis au sein du dépôt de mendicité),
lequel distinguera progressivement ses populations (fous, à
l'asile d'aliénés de Beauregard, vieillards à
l'hospice départemental de Bellevue, et vagabonds au dépôt
de mendicité).
Ce dépôt de mendicité, (géré
par les religieuses de l'ordre de l'Immaculée conception
- Marie immaculée - au nombre de 6, assistées de
5 hommes - économe, aumônier, médecin, pharmacien,
portier - alors que l'Hôtel-Dieu était confié
à l'ordre des filles de la Charité de Montoire),
ravagé par un incendie en 1928, (et dont les conditions
d'évacuation des patients furent dramatiquement improvisées,
sans pour autant qu'il y eut un seul décès), disposait
d'une ferme au lieu dit Beauregard, et c'est là (après
avoir longtemps résisté aux injonctions administratives)
qu'à partir de 1877, le département du Cher fit
progressivement construire les bâtiments de l'asile départemental
d'aliénés de Beauregard, selon un ordre rigoureux,
reflétant dans une harmonie architectural et organisationnelle,
l'harmonie à instituer dans les têtes des insensés,
à sortir du désordre et du déséquilibre
psychiques, par la rigueur du règlement (ce cadre dont
on parle tant), la régularité de la vie quotidienne,
l'exemplarité des attitudes des soignants, ainsi que par
un soin tout particulier apporté à l'équilibre
alimentaire. C'est là ce qu'Esquirol nommera le "
traitement moral ", et qu'on perçoit dans les multiples
notes de service et règlements très détaillés
pris à cette époque. A noter que l'on tenta de
faire construire l'établissement par les pensionnaires
eux-mêmes du dépôt de mendicité, mais
avec un évident insuccès technique, ce qui obligea
malgré tout à recourir à des entreprises
- ce qui augmenta les coûts, et fit qu'il n'y eut pas la
parfaite symétrie requise (en effet si le pensionnat des
hommes - la Pelouse - où venaient contre pension, les
malades non indigents, donc non à la charge du département,
dans des conditions de confort plus grand, accompagné
de leur domestique, fut construit, le pensionnat des femmes ne
le fut jamais). Il fallait en effet que l'hôpital fonctionnât
le plus possible en autarcie, en particulier grâce à
sa ferme.
Le pensionnat (la Pelouse) accueillit des blessées de
la guerre 14, comme les autres sites ; mais ce conflit mondial
ne changea pas les pratiques soignantes, alors que c'est pour
soigner les traumatisés de guerre qu'apparaîtront
les dispositifs de services libres (car les internés sont
à la charge des départements qui ne veulent pas
payer pour cet afflux de patients !)
C'est cette organisation du " traitement moral " que
mettront en évidence les archives alors consultées,
et les témoignages des patients et soignants ayant connu
cette époque. C'est la rigidité de cette organisation
qui fera que les restrictions alimentaires durant la seconde
guerre mondiale aboutiront à une famine dramatique. Et
c'est ce traumatisme de la famine qui fera évoluer la
psychiatrie française dans l'après-guerre (le site
de Bourges ayant été en partie réquisitionné
par l'armée allemande en 1940, puis totalement et vidé
de ses malades en 1944, évacués vers Esquirol à
Limoges et La Charité sur Loire, alors qu'il avait auparavant
accueilli les femmes évacuées de l'hôpital
de La rochelle, situé en zone interdite et réquisitionné
par l'armée allemande ; le site de Bourges, Beauregard,
ne put rouvrir qu'en fin 1945, après qu'eurent été
réparées les dégradations, et installé
le chauffage central, grâce aux dommages de guerre ; le
personnel secondaire avait alors été licencié),
évolution perceptible à Bourges à partir
des années 1975, avec la mixité, le mouvement de
psychothérapie institutionnelle (faire rentrer la vie
quotidienne dans l'hôpital : boutiques, activités,
clubs thérapeutiques, fonctionnement plus démocratique),
le mouvement du secteur psychiatrique (réinscrire le malade
dans la société, dans la vie quotidienne, dans
la cité et la citoyenneté).
Ceci rendit nécessaire la formation des infirmiers psychiatriques,
qui de gardiens devinrent soignants (formation à laquelle
les médecins aliénistes s'étaient longtemps
opposés,, estimant " les ruraux illettrés
plus dociles que des intellectuels vicieux ", gardiens assimilés
à des domestiques (qui touchaient des gages et non un
salaire, qui devaient demander une permission pour sortir de
l'établissement, qui avaient le même uniforme que
celui des malades, ayant simplement une casquette en plus). Ceci,
combiné à l'arrivée des neuroleptiques -peut-être
par les porcs de la ferme interposés, car ceux-ci reçurent
beaucoup des traitements prescrits aux malades, à tel
point qu'on vit rarement cochons sommeiller autant !- à
l'entrée dans l'hôpital de nouvelles professions,
et d'une augmentation considérable des effectifs (en 1940
2 médecins, un interne, une trentaine de soignants et
une vingtaine de personnel technique, tel est l'effectif sur
le site de Bourges), transforma la vie quotidienne des établissements
psychiatriques, au sein desquels les soignants étaient
heureux de travailler, et fiers de pouvoir faire progresser leurs
patients sur des chemins de liberté et d'autonomie.
Et c'est pour nous permettre d'être vigilants contre tous
les retours de ces refoulés asilaires (traitement moral,
théories de la dégénérescence) sans
cesse renaissants, qu'il a pu sembler utile de se pencher sur
notre passé, de le remettre en lumière, et de transmettre
son histoire.
HISTOIRE DE LA PSYCHIATRIE DANS LE CHER
(à partir d'archives aujourd'hui disparues)
Synthèse des deux conférences
données dans l'établissement, ainsi qu'à
l'université de Tours, l'université populaire du
Berry, et la librairie berruyère " La plume du Sarthate
"