Le premier film
Hier encore, c'était le printemps
du cinéma, une fête pour les cinéphiles qui
peuvent se " faire une toile " comme on dit, pour 3,50
; avec, cette année, un anniversaire à l'horizon
: il y aura 120 ans à Noël que le premier film a
été projeté à Paris.
Et dans nout'Berry, ça a eut été
quand ? dame, on n'en sait ben ren !
Bien sûr que si ! Où et quand,
on le sait. A Bourges,
rue Moyenne, au Grand Café, le 8 juillet 1896, juste six
mois après Paris. Six mois
seulement ! Balzac a dû se retourner dans sa tombe, lui
qui soulignait, avec la suffisance d'un parisien (né à
Tours), " l'aversion profonde des berrichons pour le changement1
". En ce temps-là, on aimait presqu'autant les nouveautés
à Bourges qu'à Paris. Dans la capitale du Berry,
le Grand Café était le " plus bel établissement
du genre ", des " locaux richement décorés,
des lumières électriques réfléchies
par de grandes glaces2 ", une décoration de type
Art nouveau
et autour des tables : des officiers, des grands
et des petits bourgeois, bien sûr aussi des élégantes,
que du beau monde. A la tête de cette affaire, M. Margaritat,
un chef d'entreprise réputé et qui voyait grand.
Le cinéma ? Il ne pouvait pas rater ça.
Donc, le 8 juillet 1896, à 8 heures
du soir, Bourges a accueilli son premier film. Et (Balzac, calme-toi
!) le succès a été plus grand chez nous
que dans la capitale. Six mois plus tôt, boulevard des
Capucines à Paris, la projection organisée par
les frères Lumière avait réuni seulement
trente-trois spectateurs (dont deux journalistes) venus découvrir
ce qu'ils appelaient des " vues photographiques animées
3 ". A Bourges, c'était mieux. La première
séance était, " par une attention délicate de la
direction, réservée aux autorités et à
la presse", séance
gratuite pour les passeurs d'idées ; déjà.
Et, dès le lendemain, " la salle était ouverte
au public de 2 h de l'après-midi à 6 h et de 8
h à 10 h du soir4 ". Le bouche à oreille aidant,
les projections se sont faites, le plus souvent, à guichet
fermé.
Le " premier film " montré
à Bourges est, comme à Paris, à Lyon et
Marseille, une succession de petits clips qui atteignent à
peine une minute. La plupart de ces vénérables
documents peuvent être, aujourd'hui encore, visionnés
sur internet ou dans une cinémathèque. Parmi eux,
il y a les premières productions (muettes) de Louis Lumière
: La sortie de l'usine, tourné à Lyon, Le train
en gare, le plus connu, tourné à La Ciotat, avec
un gros plan sur la locomotive qui fonce et crache, provoquant,
dit-on, un peu de panique parmi les spectateurs ; et aussi le
premier gag filmé avec Le jardinier et le petit espiègle,
qui met en scène un arroseur arrosé. Avec, en plus,
les premières " actualités ", un document
filmé en Russie par les techniciens des frères
Lumière le 14 mai 1896.
On ne va pas encore au cinéma pour
voir un film mais par curiosité, pour découvrir
des images qui bougent. " Toutes les personnes sont émerveillées
du spectacle qu'ils ont sous les yeux ", affirme la presse
de l'époque, " ces images animées sont vraiment
surprenantes ". Et, cerise sur le gâteau, " c'est
une distraction goûtée par le clergé et les
institutions religieuses ". Mon Dieu que c'est bon. Reste
le prix, fractionné comme au théâtre : 0,50
F pour ceux qui sont mal placés, 1 F pour les plus riches.
Un place de pauvre coûte le prix de deux kg de pain, à
peu près comme aujourd'hui. Les plus riches paient le
double mais ils ont les moyens, fantaisie à laquelle le
monde moderne a renoncé, au moins pour le cinéma.
1 H. de Balzac, La Rabouilleuse,
1842. 2 André Rousseau, C'était hier à Bourges,
La Bouinotte, 2007. L'alimentation électrique privée
était fournie par une dynamo. Au 16 rue Moyenne, l'établissement
a été remplacé par une banque dans les années
50 (cf. www.encyclopédie-bourges.com). Un Grand Café
du même type subsiste encore à Moulins-sur-Allier.
3 Claude Beylie et Jacques Paturault, Les maîtres du cinéma
français, Bordas, 1990. 4 L'Indépendant du Cher.
5 Le Journal du Cher.
Illustrations