Le Cher pendant la guerre de 1914-1918
Conférence prononcée par
Etienne Taillemite le 27 mars 2011
à Saint Martin d'Auxigny lors de l'AG de l'ANMONM
A la différence de ce qui s'était
produit pendant la guerre de 1870 où le Cher avait connu
une brève invasion prussienne venue jusque dans notre
canton puisque des patrouilles de cavaliers pénétraient
jusqu'à Allogny, ce qui n'était pas arrivé
depuis le XVème siècle au temps de la Guerre de
Cent ans, pendant la première guerre mondiale, notre département
resta à l'écart de la zone des opérations
militaires. Mais cela ne veut pas dire, loin de là, qu'il
ne fut pas engagé dans cet interminable conflit qui a
traumatisé de bien des manières la société
française.
La guerre de 1914-1918 présente
en effet des caractéristiques très différentes
de celles des précédents conflits. Alors que celle
de 1870 n'avait duré que quelques mois et s'était
limitée à une lutte entre deux nations : la France
et la Prusse, celle qui commença le 3 avril 1914 concerna
non seulement toute l'Europe mais aussi le Proche-Orient, certaines
régions d'Afrique où se trouvaient les colonies
allemandes, l'Amérique entrée en guerre en 1917
et presque tous les océans sur lesquels se livrèrent
de violents et longs combats liés à une arme alors
nouvelle : le sous-marin qui faillit bien, au printemps de 1917,
acculer alors les Alliés à la défaite en
perturbant très gravement l'arrivée d'un ravitaillement
vital en provenance des colonies et d'Amérique : produits
alimentaires, pétrole, charbon, matériels de toute
nature. Pour la première fois dans l'histoire, cette guerre
devint terriblement dépendante du matériel : artillerie,
aviation, transports de troupes, d'où le caractère
vital du carburant et des fabrications industrielles d'armement
auxquelles, nous allons le voir, le Cher apporta une contribution
extrêmement importante.
Et cette guerre va durer plus de quatre
ans sans la moindre interruption, ce qui ne s'était non
plus jamais vu dans le passé car, contrairement aux anciennes
guerres marquées par des batailles qui ne duraient au
plus que quelques jours entre lesquelles les combats s'arrêtaient,
durant celle-ci devenue une guerre de tranchées avec un
front continu de plusieurs centaines de kilomètres, la
lutte ne s'arrêtait jamais et même en dehors des
périodes de grandes offensives. On se battait sans arrêt,
en toute saison, même en plein hiver, ce qui explique l'étendue
immense des pertes humaines. Jamais, dans le passé, autant
d'hommes n'avaient disparu en aussi peu de temps, ce qui soumettait
tout le pays à une terrible épreuve morale que
personne évidemment n'avait prévue. En effet, avant
1914, nombre de gens, militaires ou civils, ne croyaient pas
à la possibilité d'une guerre. En décembre
1910, le ministre de la guerre, le Général Brun,
interrogé par un député qui s'inquiétait
de l'impréparation de l'armée française,
lui répondait : " Ah ! je vois bien que vous êtes
toujours le même. Vous êtes de ces emballés
qui croient encore à la possibilité de la guerre
". Certains esprits, pour considérer en effet la
guerre comme impossible, se basaient sur le progrès des
armements et leurs effets dévastateurs qui rendraient
les pertes et les destructions insupportables. D'autres invoquaient
des raisons économiques et le coût exorbitant d'une
guerre moderne.
Et tous étaient persuadés
qu'une guerre ne pourrait être que de courte durée
: quelques mois tout au plus. En novembre 1914, le Général
Joffre, à un officier qui venait lui proposer le casque
métallique pour remplacer le képi avec lequel on
était parti en guerre lui répondait : " Mon
ami, nous n'aurons pas le temps de le fabriquer. Je tordrai les
Boches avant deux mois ".
Toutes ces belles théories vont
être totalement anéanties par le cours des évènements.
Pour la première fois dans l'histoire,
la guerre allait prendre un aspect total, mobilisant toutes les
forces et toutes les ressources des nations, en particulier toutes
les forces humaines et économiques, ce qui signifiait
que toutes les régions du pays se trouvèrent concernées
par cet immense effort qui devait mettre au service des armées
les hommes, l'agriculture, les industries, les moyens de transport,
en un mot toutes les activités nationales.
Mobilisation des hommes d'abord : en avril
1914, près de trois millions d'hommes furent appelés
sous les drapeaux et comme la France était encore à
cette époque un pays à dominante rurale, ce seront
les campagnes qui se trouveront soudain privées d'une
grande partie de leur main d'uvre, la plus jeune et la
plus active, avec toutes les conséquences que cela comportera
car il était vital de maintenir la production agricole
indispensable à la nourriture du pays et des armées.
La Grande Armée de Napoléon était constituée
essentiellement de paysans et l'Empereur ne cessait de vanter
leurs qualités : " Nous voulons, disait-il, avoir
de bons paysans, c'est ce qui fait la force des armées
et non des garçons perruquiers qui sont accoutumés
à se traîner dans la boue des villes ". C'était
encore en grande partie vrai en 1914 et cette composante paysanne
de l'Armée Française explique l'extraordinaire
résistance physique et morale des combattants de 1914-18
qui supportèrent pendant quatre ans des conditions de
vie d'une dureté exceptionnelle.
Dans nos campagnes privées d'hommes,
ce seront donc des gens âgés, les femmes et souvent
même les enfants qui devront prendre en charge la culture
des terres, nous en verrons des exemples en Berry. L'effort agricole
était d'autant plus indispensable que l'invasion allemande
stabilisée après la bataille de la Marne, privait
le pays de régions qui comptaient parmi les plus riches
et les plus productives comme les plaines de Flandre, d'Artois,
de Picardie, de Champagne.
Mobilisation industrielle : à la différence des précédentes
guerres, celle de 1914-18 devînt de plus en plus, nous
l'avons vu, une guerre de matériel. Mobilisant des millions
d'hommes, il fallait transporter ceux-ci suivant les besoins
des opérations, les ravitailler en nourriture, en vêtements,
en approvisionnements de toutes sortes, en munitions dont la
consommation prit très vite des proportions que personne
n'avait prévues. D'où l'extrême importance
des transports nécessitant un nombre énorme de
chevaux et de plus en plus de camions automobiles. La guerre
de 1914-18 fut certainement la première au cours de laquelle
les transports terrestres et maritimes prirent une importance
aussi vitale. Clémenceau a pu affirmer en 1918 : "
cette guerre a été gagnée sur des flots
de pétrole, ce qui est indiscutable, mais tout ce pétrole
dont la France était dépourvue arrivait par mer
".
Il fallut donc développer dans
d'énormes proportions les productions des matériels
indispensables, de plus en plus diversifiés avec l'apparition
des armes nouvelles que seront les chars de combat et les avions.
Si les guerres antérieures avaient été surtout
marquées par des combats d'infanterie et de cavalerie,
celle de 1914-18 verra l'artillerie prendre un poids sans cesse
grandissant et déterminant. Il fallait donc produire de
plus en plus de canons et de plus en plus d'obus, c'est-à-dire
développer des usines existantes, en créer de nouvelles
et recruter de la main d'uvre. Celle-ci devint, par les
dures nécessités du moment, de plus en plus féminine.
En 1918, les industries d'armement employaient en France plus
de 400 000 femmes. La guerre de 1914-18 fut une guerre industrielle
et si les Alliés ont fini par la gagner, ce fut en grande
partie grâce à leur puissance industrielle supérieure,
à laquelle le Cher a apporté une contribution importante.
La participation de notre département
à la guerre comporte deux aspects : le rôle joué
dans les combats par les unités recrutées dans
la région, et la contribution de la Ville de Bourges et
de tout le pays à l'effort de guerre sous ses formes les
plus diverses.
Bourges, qui avait 45 700 habitants à
la veille de la guerre, était alors une ville très
militaire avec, d'une part, une importante garnison, et d'autre
part des établissements industriels destinés aux
fabrications d'armement déjà d'un grand poids dans
la vie de la cité mais qui vont prendre, du fait de la
guerre, une extension considérable qui aura de nombreuses
conséquences de nature diverse.
La garnison comprenait alors le 95ème
Régiment d'Infanterie qui alignait un effectif de 3 400
hommes, presque tous berrichons, occupant les casernes Condé,
Auger et Vieil-Castel. Régiment d'active, le 95ème
de ligne sera complété à la mobilisation
par le 295ème Régiment d'Infanterie constitué
avec les réservistes appelés sous les drapeaux. Il faut rappeler que, chez nous comme dans toute
la France, la mobilisation générale se passa dans
le plus grand ordre, elle avait été bien préparée,
et sans difficultés majeures. Contrairement à ce
que craignaient certains, il n'y eut pratiquement aucune manifestation
d'hostilité à la guerre et le nombre des insoumis
fut insignifiant. L'Union sacrée ne fut pas une vaine
formule et correspondait vraiment à une réalité.
Nous possédons un témoignage très précis
sur l'atmosphère qui régna alors dans le journal
tenu par l'Abbé Bourinet, curé de Torteron.
28 juillet : " Le soir des bruits
de guerre courent un peu partout. Il semble inévitable
que l'Autriche et la Serbie vont entrer en campagne. L'Europe
va- t'elle également entrer dans la lutte ? Voilà
la question et le sujet de l'anxiété générale
".
31 juillet : " De plus en plus on
parle de la guerre inévitable. De tous côtés,
en Russie, en Allemagne, dans l'Est de la France, on mobilise.
Dans 48 heures au plus tard, la question sera tranchée.
On semble calme presque partout mais on aime mieux ne pas y croire
cependant
les évènements se précipitent
de plus en plus ".
1er août : Mobilisation, " j'entends
le tambour de ville et en même temps, l'ordre de mobilisation
générale. Cette fois c'est fini, tout le monde
s'apprête à partir. On s'y attendait, et cependant
la surprise est grande presque partout, on voulait s'aveugler.
On verse même des larmes, cependant il y a du calme et
de la résignation, personne n'hésite
".
" Tout le monde convient que la situation
est excellente pour nous. L'Allemagne va se trouver attaquée
par la Russie, l'Angleterre et la France, elle devra diviser
ses forces ; il lui sera difficile de se ravitailler car l'Angleterre
va embouteiller sa flotte et lui couper les vivres ; dans la
Méditerranée, il paraît que l'Italie reste
neutre, il sera facile à la flotte française unie
à la flotte russe de prendre la maîtrise
Tout
le monde souhaite l'écrasement de l'Allemagne, ce serait
l'assurance de la paix européenne pour de longues années
".
2 août : " Tout le monde est
en émoi et ceux qui restent versent des larmes
A
la gendarmerie on a l'impression comme partout que la mobilisation
se fait avec beaucoup d'ordre et de calme : c'est bon signe,
on n'avait jamais vu pareille organisation. On dit également
que les soldats postés sur la frontière sont impatients
et que les officiers ne peuvent plus les retenir. Je rencontre
deux mariniers également enthousiasmés : on voudrait
partout se venger de l'Allemagne, la cause de tout ce désordre,
et assurer la paix générale pour 50 ou 100 ans.
Puissions-nous arriver à cela ".
Le 3 août : il va à Nevers
où " la situation est excellente comme partout :
les esprits sont calmes, les petits soldats sont plutôt
gais et les réservistes eux-mêmes marchent bravement
".
Le 4 août : " Tout le monde
est émerveillé de l'entente générale
en France et de l'ordre admirable de la mobilisation ".
Mobilisé, l'Abbé Bourinet
part le 6 août.
Depuis le Second Empire, Bourges avait joué un rôle important
dans le développement et la modernisation de l'artillerie.
Tenaient garnison deux régiments d'artillerie, le 1er
et le 37ème, recrutés essentiellement dans le Cher
et dans la Nièvre. Chacun de ces régiments était
constitué de neuf batteries soit trente-six canons de
75. Cette pièce, qui avait été étudiée
et mise au point à Bourges, était considérée
alors comme le meilleur canon de l'époque grâce
à sa cadence de tir : 8 coups à la minute, très
rapide pour l'époque, à sa légèreté
qui permettait de le déplacer facilement pour soutenir
les mouvements de l'infanterie.
Les unités quitteront Bourges dès
le 6 août 1914 en direction de la Lorraine, empruntant
la ligne de chemin de fer stratégique qui traversait tout
le département et passait par le viaduc de Sancerre. Il
n'est pas possible d'évoquer toutes les opérations
auxquelles participaient nos compatriotes, ce serait raconter
presque toute l'histoire de la guerre. Rappelons seulement que
nos régiments en août 1914 combattirent en Lorraine
lors de l'offensive qui fut un échec très meurtrier.
Le 95ème tiendra position en 1915 dans la région
de Saint-Mihiel et cette bataille d'usure fera de nombreuses
victimes, dont Alain-Fournier. Ce fut au cours d'une de ces nombreuses
attaques et contre-attaques qu'en avril 1915 l'Adjudant Péricard,
du 95ème, aurait prononcé le mot célèbre
: " Debout les morts ! " qui sera cité au Sénat
par le Général Galliéni et sera largement
utilisé par la presse et la propagande. Ces années
1914 et 1915 furent, comme le montrent nos monuments aux morts
lorsque ceux-ci y sont rangés par années, des plus
meurtrières. Ainsi par exemple, à Ménetou-Salon,
sur 95 morts à la guerre, 56 tomberont en 1914-1915. A
Allogny, sur 51 morts, 24 seront tués en 1914 et 1915,
à Saint Martin d'Auxigny, sur 93 morts, 42 en 1914-1915.
Ces pertes terribles vont poser très vite le problème
des effectifs. Dès décembre 1914, il faudra appeler
la classe 1915, et en avril 1915 la classe de 1916. Le 95ème
participera à la bataille de Verdun dès le début
de l'offensive allemande en février 1916 dans le secteur
de Douaumont. En 1917, il était au Chemin des Dames. Des
Berrichons incorporés dans d'autres unités prendront
part à presque tous les combats, y compris à ceux
de l'armée d'Orient à Salonique. La presse locale,
dans la mesure où la censure le permettait, rendait compte
de cette participation et se faisait naturellement un devoir
de publier des photos de soldats berrichons décorés
et cités à l'ordre du jour.
L'effort de guerre qui ira s'intensifiant
jusqu'à la victoire eut de très vastes répercussions
sur la vie du département dans tous ses aspects et d'abord
dans l'agriculture et dans l'industrie. En 1914, le Cher était
encore un département à forte dominante rurale
et agricole avec une importante production céréalière,
forestière, viticole et animale (bovins et ovins). Or
cette intense activité va être terriblement perturbée
par la mobilisation de milliers d'hommes jeunes et la réquisition
de milliers de chevaux qui constituaient alors l'essentiel de
la force motrice dans les exploitations. Pour essayer de maintenir
la production, la relève fut prise par les gens âgés
encore valides, et surtout par des femmes. Voici un exemple particulièrement
éclairant : le 15 octobre 1917, le maire de Sidiailles
écrivait au Préfet pour lui signaler le cas de
deux surs âgées de 38 et 23 ans qui ont repris
l'exploitation familiale de 20 hectares car leurs parents sont
âgés et malades et leurs trois frères sont
mobilisés. " Ces deux vaillantes femmes, écrit
le maire, ont assumé à elles seules l'exploitation
de leurs terres depuis trois ans. Cette année, dix hectares
ont été ensemencés en céréales
et un hectare en légumes. Elles labourent, fauchent, et
se livrent absolument à tous les travaux pénibles
de la culture. C'est pourquoi j'ai cru bon, Monsieur le Préfet,
de vous signaler l'énergique attitude de ces deux jeunes
femmes qui, à mon avis, méritent d'être récompensées
pour leur noble courage ". Le Préfet ayant transmis
cette lettre pour avis au sous-préfet de St-Amand-Montrond,
celui-ci annota en marge ainsi : " La situation ainsi signalée
n'est pas exceptionnelle, des exemples semblables sont au contraire
nombreux dans l'arrondissement et je ne vois pas qu'il y ait
lieu d'appeler l'attention de l'administration supérieure
sur ces deux personnes que je comprendrais peut-être cependant
si des propositions d'ensemble m'étaient demandées
".
C'est donc pour une très large part
sur le travail des femmes et des enfants que l'agriculture put
continuer à produire. Elles reçurent bien, au cours
de la guerre, le renfort d'un certain nombre de prisonniers de
guerre allemands, mais ceux-ci étaient loin de compenser
les vides causés par la mobilisation. Dans ces conditions
et malgré les efforts des femmes, il est évident
que les rendements de l'agriculture ne peuvent que diminuer,
d'autant plus que la météorologie s'en mêle
avec des hivers très froids pendant toute la guerre. L'année
1915 fut spécialement perturbée, même au
printemps et en été, ce qui entraîna de mauvaises
récoltes de céréales et de vin. L'hiver
1916-17 fut glacial, -15° à Paris en février
1917, et le printemps frais et pluvieux. Le manque d'engrais,
de chevaux, l'insuffisance de la main d'uvre ajoutés
à cette météo défavorable entraînèrent
une chute des rendements sensible. En 1915 et 1916 on était
tombé à 11 quintaux à l'hectare pour le
blé, en 1917, ce ne fut plus que 8,7. On ne retrouvera
les rendements d'avant-guerre qu'en 1921. Ces difficultés
rencontrées par l'agriculture entraînèrent
des conséquences en provoquant des restrictions alimentaires,
certes bien moindres que celles liées à la deuxième
guerre mondiale, mais néanmoins réelles, et une
hausse des prix. Dès décembre 1914, le Maire de
Bourges, Paul Commenge, décida de taxer certaines denrées,
ce qui déclencha la raréfaction de plusieurs produits
et l'apparition d'un marché clandestin. La crise ne devint
sérieuse qu'à partir de 1916 et surtout 1917. Une
loi d'avril 1916 autorisait les conseils municipaux à
ouvrir des épiceries en gros, ce qui sera fait à
Vierzon où un comité intercommunal de ravitaillement
se chargera de répartir lait, beurre, sel, sucre, pommes
de terre, blé, farine. En juin 1917, il faudra instituer
une carte de rationnement du pain dans les villes de plus de
20 000 habitants. Vierzon, qui était alors divisée
en quatre communes, ne devait pas être concernée,
mais le Préfet imposa cependant la carte pour l'agglomération.
Elle restera en vigueur jusqu'en octobre 1919. Non seulement
le pain était rare, mais il devenait mauvais, gris ou
noir, additionné de farine de maïs, de seigle, d'orge,
de riz. On se plaint beaucoup de la mauvaise qualité du
pain, qui entraîne des troubles gastriques. On peut noter
à partir de 1917 une augmentation de la mortalité
infantile due à ces difficultés alimentaires.
Autre produit raréfié : le
charbon, d'où des restrictions de chauffage et des coupures
d'électricité car celle-ci était alors produite
par des usines fonctionnant au charbon et il fallait servir en
priorité les usines travaillant pour les armements.
L'effort de guerre du Cher sera surtout
très important dans le domaine industriel, qui va prendre
une extension considérable.
A Bourges, les établissements
militaires comprenaient alors :
- Une Ecole d'artillerie associée à la Commission
d'expérience qui procédait à des études
et des essais d'armes et de munitions sur le Polygone. On y étudiait
aussi des types de fortification : la casemate dite de Bourges
sera adoptée pour les forts de la région de Verdun
;
- L'Atelier de construction, ancienne fonderie impériale,
qui fabriquait des matériels d'artillerie ;
- L'Ecole centrale de pyrotechnie, centre d'études et
de fabrication d'explosifs.
Tous ces éléments vont prendre
une extension très importante du fait des besoins immenses
des armées. Il fallut donc agrandir les installations
et accroître les effectifs de travailleurs. Ceux-ci passèrent
de 3 178 en 1914 à 23 425 en 1918. Les ateliers travaillaient
24 heures sur 24, ce qui permit de produire et de monter chaque
jour 40 pièces de 75, 80 000 obus et 700 kilos d'explosifs.
Outre le 75, il faudra étudier et fabriquer d'autres types
de canons plus lourds et plus puissants, de l'artillerie lourde
à longue portée car, contrairement à ce
que l'on espérait, le 75 ne pouvait satisfaire à
tous les besoins et, au début de la guerre, la supériorité
de l'artillerie lourde allemande causa bien des pertes humaines.
Il fallut donc recruter de la main d'uvre
en abondance partout où cela était possible et,
en particulier, rappeler du front certains ouvriers spécialisés
dont la mobilisation avait désorganisé les fabrications
d'armes et de munitions. Mais cela n'a pas suffit et on embaucha
de nombreuses femmes et aussi des travailleurs originaires des
territoires d'outre-mer, surtout marocains et indochinois, des
espagnols et des portugais.
Tout le Cher industriel se convertit à
la production de guerre, à Bourges et à Vierzon
principalement, mais aussi dans le reste du département.
Les Forges de Mazières se mirent à fabriquer canons
et munitions, à Vierzon Merlin produisit des obus, la
Société Française des cartouches, la Pointerie
des barbelés, tandis que les usines Laloy travaillaient
pour l'aviation. En dehors de ces deux villes principales, on
trouvait des usines et ateliers travaillant pour la Défense
Nationale à Mehun, Lunery, Saint-Florent, Chéry,
Lury, Sancoins, Saint-Amand-Montrond, Orval, Châteauneuf-sur-Cher,
Bigny, Marmagne, La Guerche, Ivoy-le-Pré.
La guerre va provoquer un énorme
développement de l'arme nouvelle qu'était l'aviation.
En 1914, elle était encore dans l'enfance, mais on s'aperçut
très vite du rôle principal qu'elle allait jouer,
d'abord dans l'observation des mouvements des armées,
ce sera le cas dès la bataille de la Marne pour laquelle
des renseignements transmis par les aviateurs seront précieux,
ensuite dans le bombardement et la chasse. Les avions seront
déterminants à Verdun, et de plus en plus jusqu'à
la fin de la guerre.
Cet essor prodigieux de l'arme aérienne
aura des conséquences pour notre région en entraînant
l'extension et la transformation du camp d'Avord. Celui-ci avait
été créé sous le Second Empire en
qualité d'école d'infanterie avec un vaste champ
de manuvres s'étendant sur les communes de Farges,
Savigny-en-Septaine et Avord. A partir de 1880, le camp accueillit
de nombreuses unités de diverses armes venant à
l'entraînement. Dès 1912, on avait créé
à Avord un centre d'instruction de pilotes d'avions, qui
deviendra en 1914 une Ecole d'application au pilotage où
seront formés et entraînés des milliers d'aviateurs.
Guynemer y viendra, ainsi qu'un certain nombre d'autres as de
la chasse. Il fallut naturellement construire de nouveaux bâtiments,
qui seront inaugurés le 20 octobre 1917 par le sous-secrétaire
d'Etat à l'aviation Jean-Louis Dumesnil. Ils porteront
le nom de Guynemer. Une véritable ville de plus de mille
hectares va se construire pour loger les nombreux personnels
travaillant aux ateliers de toutes sortes nécessaires
à l'entretien des avions. En 1918, plus de 1 300 avions
étaient basés à Avord, qui accueillait 170
instructeurs, 2 500 mécaniciens, un millier d'élèves-pilotes.
La base d'Avord était alors devenue une des plus grandes
écoles de pilotage du monde et, à partir de 1917,
elle va accueillir des élèves américains
après l'entrée en guerre des Etats-Unis. Certains
volontaires y seront présents dès la fin de 1914.
Cet effort immense et prolongé va
évidemment entraîner de nombreuses conséquences
en tous genres. La première fut, pour la ville de Bourges,
de provoquer une augmentation de la population qui va plus que
doubler, en deux ans. En effet, de 45 700 habitants en 1914,
la ville passa à plus de 110 000 en 1916, chiffre qu'elle
n'avait jamais connu et de bien loin, et qu'elle n'a jamais retrouvé
depuis. Cet afflux de population nouvelle provenait de deux causes
différentes. La première fut l'arrivée de
réfugiés belges et français du Nord fuyant
l'invasion allemande ; la seconde et la plus importante provenait
du recrutement de la main d'uvre indispensable aux industries
travaillant pour les armées.
Cet accroissement brutal de population
posa évidemment de nombreux problèmes, d'abord
de logement. Il fallut construire à la hâte des
cités ouvrières et des cantonnements souvent assez
sommaires et d'un confort des plus réduits. Il est vrai
qu'à cette époque on n'était pas encore
habitué, loin de là, aux installations sanitaires
qui sont devenues courantes aujourd'hui. Ce sera à l'origine
en particulier de la cité des Bigarelles, bâtie
à la hâte avec des baraquements qui n'étaient
pas destinés à durer. Les femmes étaient
souvent logées dans des dortoirs aux Bigarelles et au
quartier Carnot. Ceux-ci étaient gérés par
des surintendants qui faisaient régner une discipline
rappelant les internats scolaires. Tous les locaux disponibles
ou susceptibles de le devenir furent utilisés, c'est ainsi
que le Séminaire Saint-Célestin, aujourd'hui lycée
Jacques-Cur, fut en partie converti en logements pour le
personnel travaillant aux établissements militaires qui
se trouvaient à proximité. Comme il était
facile de le prévoir, cet afflux de population à
loger entraîna une hausse des loyers quelquefois au-delà
du raisonnable et, en 1917, fut créée une Union
Syndicale des locataires de la ville de Bourges destinée
à lutter contre ces dérives excessives.
Autre conséquence de cette véritable
explosion des activités industrielles de la ville et du
département : un développement non moins important
de toute une série d'activités collatérales
correspondant aux nouveaux besoins, non seulement dans le bâtiment
mais aussi dans les fabriques de vêtements, de chaussures
et de tous les matériels nécessaires à la
vie quotidienne aussi bien des soldats que des civils. Et il
est assez remarquable que tous les problèmes soulevés
par le fait de loger, de nourrir, de vêtir et d'approvisionner
tout ce monde furent, dans l'ensemble, résolus dans d'assez
bonnes conditions, tout au moins quant aux habitudes de vie des
gens de l'époque. Il faut souligner le fait que, malgré
quelques périodes de découragement liées
à la durée interminable et à la dureté
de cette guerre, la population conserva dans l'ensemble le moral,
et elle eut bien du mérite car, encore au printemps 1918,
la victoire et la fin du conflit restaient rien moins qu'évidentes.
L'arrivée dans la ville d'une main
d'uvre nombreuse et relativement bien payée entraîna
une certaine amélioration du niveau de vie, dont se fit
l'écho le Journal du Cher du 31 octobre 1915 qui constatait
qu'à Bourges un homme gagnait de 6 à 12 francs
par jour suivant ses qualifications, mais une femme à
peine la moitié, de 4 à 6 francs. On s'explique
assez mal une telle différence au moment où les
femmes étaient si rudement mises à contribution
aux champs comme aux usines, mais personne ne semblait trouver
cette situation anormale. Le Journal du Cher concluait son article
par cette constatation : " Cette situation a fait de Bourges
l'une des villes les plus prospères de France. Le petit
commerce fait des affaires d'or et la vie est large, si large
même qu'elle a un résultat inattendu : une hausse
exagérée des denrées malgré un approvisionnement
abondant des marchés ". En fait, ce résultat
n'était nullement aussi inattendu que le croyait le journaliste.
L'accroissement considérable de la demande provoquait
de façon bien connue la hausse des prix et nous avons
vu qu'à partir de 1917, une certaine pénurie vint
encore aggraver la situation.
La guerre qui se prolongeait au-delà
des prévisions les plus pessimistes entraîna de
nombreuses manifestations de solidarité à l'égard
des victimes nombreuses et diverses du conflit. Dès le
13 avril 1914, la municipalité de Bourges créa
un comité de souscription destiné à recueillir
des fonds pour venir en aide aux nécessiteux. Ce comité
reçut des dons importants, organisa une loterie, recueillit
un pourcentage sur les billets d'entrées aux spectacles
et présenta des expositions de matériels allemands
capturés et de travaux divers exécutés par
les soldats. Grâce aux fonds ainsi recueillis, le comité
put procéder à des distributions de vivres, de
vêtements, de charbon au profit des réfugiés
et de toutes les personnes qui en avaient besoin. Le Journal
du Cher, rendant compte de ces réalisations, concluait
son article ainsi : " Bourges, enfiévrée de
travail, laissera après la victoire à tous ceux
qui l'auront visitée, avec le souvenir d'une ville de
guerre, celui d'une ville hospitalière et généreuse
".
Autre manifestation de solidarité
nationale, nos compatriotes souscriront généreusement
aux emprunts de Défense Nationale lancés par le
gouvernement pour financer l'effort de guerre qui ne pouvait
l'être uniquement par l'impôt.
Si le conflit fit de très nombreux
morts, le nombre des blessés et mutilés fut également
immense et une des activités très importante du
département consista à organiser les soins à
ces blessés, victimes de la violence des combats et du
développement de l'artillerie qui prit une importance
qu'elle n'avait jamais connue dans les guerres précédentes.
Plus de 70 % des blessés l'ont été par des
éclats d'obus, d'où la nécessité
de produire en quantité les casques en acier qui se révélèrent
bien utiles.
Dès le début de la guerre,
l'afflux des blessés transportés dans des conditions
d'inconfort épouvantables dans des camions à pneus
pleins déborda totalement la Croix Rouge et le service
de santé aux moyens très insuffisants. Il fallut,
là aussi, de toute urgence, créer tout un réseau
d'hôpitaux auxiliaires et temporaires pour accueillir les
victimes. L'hôpital militaire de Bourges ne pouvant bien
entendu suffire aux besoins, une trentaine de ces hôpitaux
plus ou moins improvisés furent installés dans
des locaux disponibles dans l'ensemble du département.
Blessés, mutilés, et à
partir de 1915, gazés, seront souvent atteints de traumatismes
si graves qu'il leur sera impossible de reprendre place au front.
Il faudra donc s'occuper de leur réadaptation à
un retour à la vie civile. Dans cette tâche immense
et complexe, Bourges va se distinguer très tôt puisque,
dès le début de 1915, commença à
fonctionner, place de la Pyrotechnie, une installation spécialisée
dans la rééducation des mutilés qui accueillit
jusqu'à 150 personnes, auxquelles on donnait des formations
professionnelles de nature à leur permettre de retrouver
une activité et une vie compatibles avec leur état.
La presse nationale se fit l'écho de cette réalisation
remarquable. Le 25 juin 1915, Le Matin consacra un long article
à ce qu'il appelait " une école des miracles,
l'Ecole de rééducation professionnelle de Bourges
". Celle-ci avait été constituée par
des médecins mobilisés avec le concours du Préfet
et des principales notabilités du département.
Environ 150 mutilés y apprenaient divers métiers
compatibles avec leur handicap : menuiserie, cordonnerie, couture,
dessins d'architecture, électricité, secrétariat,
dactylographie, comptabilité, tapisserie, jardinerie,
coiffure, etc
L'Ecole publia un guide à l'usage
des mutilés et estropiés de la guerre destiné
à faciliter leur réinsertion dans la vie professionnelle
et sociale.
Comme on peut le constater, la participation
de la population berrichonne à l'effort de guerre prit
donc des formes très variées et qui se révèleront
très efficaces dans tous leurs aspects.
Malgré la durée interminable
du conflit, le moral de la population réussit à
se maintenir. En juin 1917, le Préfet du Cher nous en
donne un précieux témoignage dans un rapport au
Ministre de l'Intérieur : " La bourgeoisie, les grands
industriels, les intellectuels de tous rangs ont, malgré
les deuils cruels, conservé leur sang-froid. Ils désirent
la paix, mais à condition d'une victoire complète
". Les commerçants restent aussi très patriotes.
Il faut dire qu'à Bourges " les affaires n'ont jamais
été aussi prospères " en raison de
l'afflux de population. Il n'en est pas de même dans les
petites villes, qui profitent moins de ces circonstances favorables.
Le préfet signale aussi le malaise des artisans et de
la petite bourgeoisie, rentiers, petits propriétaires
voient leurs revenus diminuer. Néanmoins, conclut le préfet,
" la situation des villes me paraît aussi satisfaisante
qu'elle peut l'être dans la période que traverse
le pays ".
Il n'en est pas de même dans les
campagnes où le moral fléchit en raison de la pénurie
de main d'uvre entraînant un recul sensible des cultures.
Entre 1915 et 1916, les terres incultes sont passées de
15 à 35 %. Les revenus des exploitations agricoles ont
beaucoup diminué et on remarque l'apparition d'un antagonisme
avec les ouvriers considérés comme des embusqués.
Selon le préfet, il serait souhaitable de libérer
les classes les plus anciennes.
Malgré la concentration à
Bourges de près de 30 000 ouvriers dans les usines d'armement,
le préfet n'a aucune inquiétude. Les dirigeants
syndicaux se sont ralliés à l'union sacrée
et incitent " au travail intensif qu'imposaient les circonstances
". Certes, il y a bien quelques éléments de
tendance pacifiste, mais leur influence restait très limitée.
Il n'y aura pas à Bourges de mouvements sociaux importants
comme dans la région de Saint-Etienne. D'ailleurs, les
forces de police sont squelettiques : douze agents, fatigués
et âgés ! Si le préfet demande quelques renforts,
c'est seulement pour lutter contre une délinquance grandissante
dans une ville dont la population a doublé en quelques
mois.
Il fut encore une autre contribution très
importante de notre département à la victoire finale
: la formation et l'entraînement de l'armée américaine.
Nous avons vu que les terribles pertes humaines consécutives
aux combats des années 1914 et 1915 avaient provoqué
une crise des effectifs très alarmante. L'entrée
en guerre des Etats-Unis le 6 avril 1917 permettait d'espérer
une solution favorable mais tout ou presque était à
créer car, à ce moment, si l'Amérique disposait
d'une flotte assez puissante, qui sera d'ailleurs bien utile
dans la lutte contre les sous-marins allemands, son armée
de terre et son aviation étaient insignifiantes. L'armée
de terre ne comprenait qu'environ 120 000 hommes dépourvus
à peu près totalement de matériel indispensable.
Dès avril 1917, le Maréchal Joffre fut envoyé
en mission aux Etats-Unis pour stimuler et conseiller le gouvernement
et le commandement américains qui ignoraient tout de la
guerre. " La France, déclara Joffre, peut vous fournir
tout ce dont vous avez besoin pour la première division,
depuis les canons de tranchées de 58 et de 75 jusqu'à
l'artillerie lourde qui vous manque. Nous sommes en mesure de
vous donner des grenades, des fusils mitrailleurs et des armes
spéciales que vous n'avez pas ". On imagine l'effort
que cela représentait.
L'entrée en guerre des Etats-Unis
eut évidemment des conséquences décisives
car elle permit aux Alliés de reprendre confiance au moment
où l'effondrement de la Russie en pleine révolution
allait permettre aux Allemands de concentrer leurs forces sur
le front français. L'Amérique, qui soutenait déjà
Français et Anglais sur les plans financiers et industriels,
va désormais apporter sur le front français ce
qui commençait à manquer le plus : les hommes.
Cette arrivée massive de soldats
américains posa de très complexes problèmes
de logistique pour la solution desquels le Cher va jouer un rôle
important car on va y établir des installations considérables
destinées à équiper ces troupes et surtout
à les entraîner au combat. Les contingents américains
débarquaient principalement à Brest, Nantes-Saint-Nazaire,
La Rochelle et Bordeaux, de sorte que les gares de Bourges et
de Vierzon se trouvaient sur la route qui devait les conduire
vers le front en passant par un immense centre de triage et de
régulation installé à Is-sur-Tille, près
de Dijon. On estime qu'environ un million de soldats américains
sont passés par la gare de Bourges.
Mais les troupes américaines ne
firent pas que traverser notre département. Certaines
unités s'y installèrent dans des camps où
elles recevaient avec des officiers instructeurs français
l'entraînement indispensable à la préparation
au combat. En 1918, quatre divisions américaines étaient
cantonnées autour de Saint-Florent, de La Guerche, de
St-Amand et des Aix d'Angillon, où elles se formaient
avant de partir pour le front. D'autres se trouvaient dans la
région de Chateauneuf-sur-Cher et l'église de Crézançay
a conservé un ex-voto placé par des soldats américains.
Une armée moderne nécessite
un matériel et des approvisionnements immenses, de sorte
que l'arrivée des Américains provoqua la création
d'immenses dépôts de matériels américains,
spécialement à Marmagne, Mehun et Foëcy où
fonctionnaient aussi de vastes ateliers d'entretien et de maintenance
des armes, camions, etc
Tout cela fonctionnait en liaison
avec les usines de Bourges qui fournissaient les unités
américaines en matériel d'artillerie, surtout en
canons de 75 et de 155 ; le camp de Beauvoir, près de
Mehun, accueillait en 1918 environ 8 000 Américains, 300
travailleurs chinois et 500 ouvrières spécialisées
dans la réparation et l'entretien des appareils d'optique.
C'était donc une véritable ville nouvelle qui s'était
créée et cette présence américaine
nombreuse provoqua l'apparition de journaux destinés à
ces troupes comme le Mehun News qui paraîtra en anglais
en 1918 et 1919.
En août 1918, le commandant en chef
de l'armée américaine en France, le Général
Pershing, effectua une longue et minutieuse tournée d'inspection
des services américains de l'arrière qui, écrit-il
dans ses Mémoires " représentait une des plus
gigantesques organisations qui eussent jamais été
improvisées en pleine guerre ". Cette tournée
d'inspection commença à La Rochelle, s'acheva à
Mehun. " Partout, raconta Pershing, je fus émerveillé
des efforts accomplis et des progrès réalisés
: partout je trouvais nos services en pleine activité
: magasins, camps d'instruction, scieries, chemins de fer intérieurs,
camps d'aviation et d'observation en ballon, ateliers pour les
autos et les locomotives, hôpitaux, services vétérinaires,
etc
". Dans son rapport adressé au Secrétaire
d'Etat de la Guerre, Pershing citait Mehun parmi les camps et
entrepôts qui pourraient répondre à tous
les besoins. Le grand camp de Beauvoir fut également inspecté
par le Maréchal Pétain le 19 avril 1919.
A Bourges aussi, la présence américaine
fut importante car c'est dans notre ville que l'armée
américaine installa un certain nombre de services administratifs
gérant les forces stationnées en France. C'était
le cas du Central Post Office qui, comme son nom l'indique, centralisait
tous les services postaux militaires. De même un service
central de gestion des personnels militaires américains
servant en France fut aussi installé à Bourges,
de sorte qu'en 1918 près de 6 000 militaires américains
travaillaient à Bourges, contribuant à l'animation
de la ville et accentuant son aspect cosmopolite.
Il ne semble pas que la présence
de très nombreux Américains dans le département
ait soulevé de difficultés particulières,
en dépit des profondes différences de culture,
de genre et de niveaux de vie. Déjà à cette
époque, l'Amérique était un pays, matériellement
tout au moins, beaucoup plus moderne sur le plan des techniques
et les militaires américains furent souvent frappés
par tout ce qui leur semblait archaïque et vétuste
dans la vie quotidienne des Français, dans l'habitat en
particulier. Il est vrai qu'à cette époque, en
ville et plus encore à la campagne, les maisons manquaient
d'un confort et d'un équipement qui ne s'est généralisé
ici que depuis la deuxième guerre mondiale. Faut-il rappeler
qu'en 1918, l'électricité n'était pas encore
arrivée dans la plupart de nos villages. Les soldats américains
se montraient en général coopératifs et
généreux. Très largement approvisionnés
par une intendance aux moyens très supérieurs à
la nôtre, ils n'hésitaient pas à en faire
profiter nos compatriotes victimes de ces restrictions alimentaires
que nous avons évoquées.
L'armée américaine employait
dans ses unités combattantes et dans ses services de nombreux
Noirs qui vivaient complètement à part des Blancs
car à cette époque en Amérique la ségrégation
à l'égard des gens de couleur était encore
une règle absolue. Il semble que ces pratiques peu familières
à nos Berrichons suscitaient quelque étonnement,
voire quelque réprobation. Dans l'ensemble, il est remarquable
de constater que le stationnement pendant près de deux
ans de milliers d'Américains dans le département
se passa dans de bonnes conditions et dans une atmosphère
de cordialité réciproque. Non seulement la population
berrichonne appréciait la présence d'unités
américaines mais elle les réclamait comme le prouve
une pétition adressée en août 1918 par les
habitants de la commune de Cerbois. Celle-ci avait accueilli
deux compagnies américaines pendant quelque temps, mais
le maire avait sollicité et obtenu leur départ
sous le prétexte que la commune ne pouvait satisfaire
la consommation d'eau qui leur était nécessaire.
Les habitants de Cerbois n'appréciaient pas du tout cette
décision et rédigèrent une pétition
qui recueillit 110 signatures expliquant que la raison invoquée
ne tenait pas car les 46 puits que comptait la partie de la commune
où étaient cantonnés les Américains
suffisaient largement à tous les besoins car ils sont
intarissables, et de plus il existe des fontaines. En conséquence,
exposaient les signataires : " nous demandons le retour
dans le plus bref délai des deux compagnies qui nous avaient
été confiées afin de leur témoigner
toute notre sympathie et leur exprimer le regret que leur départ
nous cause ".
Ce témoignage très éloquent
montre bien que la cohabitation entre soldats américains
et population berrichonne ne suscitait pas, bien au contraire,
de phénomènes de rejet mais plutôt d'amitié.
Les choses allèrent-elles quelques fois plus loin et la
présence américaine fut-elle l'occasion de mariages
? Il y avait alors tant de jeunes femmes françaises esseulées,
elles aussi victimes de la guerre. Autant qu'il soit possible
de le savoir, car il faudrait se livrer à une étude
assez difficile, il ne semble pas que les unions franco-américaines
aient été très nombreuses. Il faut remarquer
que le séjour des troupes américaines en Berry
était en général de courte durée
car on pressait l'entraînement pour les envoyer le plus
tôt possible au front où on les attendait avec impatience.
D'autre part, les profondes différences culturelles, la
barrière de la langue, ne favorisaient guère les
rencontres durables.
Comme on a pu le constater, la participation
de notre département à la première guerre
mondiale fut donc très essentielle et si la France a réussi
finalement à surmonter cette terrible épreuve,
c'est à la solidité de régions comme la
nôtre, à cette France profonde, qu'elle le dût.
Par ses hommes qui se sacrifièrent
par milliers, par sa capacité industrielle, par son agriculture
qui réussit grâce au courage des anciens et des
femmes à maintenir la production des denrées indispensables,
par sa capacité d'accueil à l'égard de nos
alliés américains, le Cher a bien rempli son rôle,
mais au prix de pertes humaines effrayantes qui seront encore
accrues en 1918 par l'épidémie de grippe dite espagnole
qui fera de nombreuses victimes dans une population affaiblie
par les pénuries alimentaires. Il suffit de parcourir
nos villages et de considérer les listes gravées
sur nos monuments aux morts pour mesurer l'ampleur du désastre.
D'après un rapport présenté à la
Chambre par le député Louis Marin en mars 1920,
3 700 000 agriculteurs ont été mobilisés,
sur lesquels on a dénombré 673 000 morts et environ
500 000 blessés graves rentrés dans leurs foyers
plus ou moins invalides. Un département rural comme le
nôtre a lourdement contribué à cette hécatombe.
Et la guerre a surtout ravagé les classes d'âge
les plus jeunes et les plus dynamiques, de 20 à 40 ans,
ce qui explique la chute de la natalité. Contrairement
à ce qui se produira après la deuxième guerre
mondiale, il n'y eut pratiquement pas, après 1918, de
baby-boom. Le déclin démographique, qui va se prolonger
jusque vers 1940, certaines années le nombre de décès
sera supérieur à celui des naissances, pèsera
de manière grave sur l'avenir du pays.
Veuves et orphelins de guerre s'étaient
multipliés, ce qui donna lieu à la création
d'institutions spécialisées. C'est ainsi, par exemple,
que furent construits, à partir de 1920, les bâtiments
de l'Angélus à Presly destinés à
accueillir les orphelins de guerre. Gérée par des
religieuses, cette institution prit vite de l'extension avec
plus d'une centaine de pensionnaires auxquels était donnée
une formation professionnelle.
Eprouvant terriblement les paysans, la
guerre va accélérer la modification du paysage
rural en entraînant, faut de main d'uvre, l'abandon
de certaines exploitations dont les terres retourneront à
la friche ou à la forêt. Ce sera le cas dans certaines
parties du département. La guerre a contribué à
pousser à l'exode rural.
Après l'énorme effort industriel
accompli pendant le conflit, Bourges va connaître une chute
de potentiel rapide. La fin de la guerre entraîna naturellement
l'arrêt ou tout au moins la réduction des fabrications
intensives d'armes et de munitions et cette démobilisation
industrielle ramena en quelques mois la population de la ville
à un chiffre voisin de celui d'avant 1914, aux environs
de 50 000 habitants.
Les Américains regagnèrent
leur pays, non sans laisser sur place une bonne partie de l'énorme
matériel et des approvisionnements en tous genres qu'ils
avaient accumulés, ce dont la population bénéficia
et ce qui contribua à réduire assez vite les pénuries
provoquées par la guerre.
Toutes ces pertes d'acitivité difficiles
à gérer seront en partie compensées par
l'arrivée, sur l'initiative du maire Henri Laudier, d'une
entreprise qui allait être vouée à un bel
avenir : l'aéronautique. L'installation des usines d'aviation
Hanriot entraîna le développement du quartier de
l'aéroport où fonctionnait aussi une école
de pilotage.
Cette première guerre mondiale,
que l'on espérait être la dernière, a donc
profondément marqué notre département comme
tout le reste du pays et tous ont éprouvé bien
des difficultés à retrouver une vie normale et
à panser toutes les plaies physiques et morales. Il en
est qui ne le seront jamais complètement.